Chapitre 1 - L'homme avec un hamster qui louchait de travers
Bonnes gens qui lisez ces lignes, voici le premier chapitre de mon premier roman.
Je le partage ici, car quelques personnes ont suivi mes pérégrinations d'écriture durant les deux et quelques années dernières.
Je rédige en ce moment, avec quelques difficultés, le résumé de cette histoire pour l'accompagner au dossier que je compte envoyer à un petit nombre de maisons d'éditions.
En attendant de savoir si La malédiction du lapin suscitera l'intérêt ou non des professionnels, je vous souhaite une bonne lecture.
Vous voudrez bien pardonner les fautes, erreurs et longueurs que j'aurais omis de corriger. J'ai atteint la limite de travail solitaire que je me suis donné.
Un grand merci à Benjamin Roche pour sa bêta-lecture (@Laird_Fumble@piaille.fr sur Mastodon)
Bien à vous,
Fabrys.
Par où commencer ?
L’homme se posait la question en boucle depuis dix minutes qu’il restait immobile sur le palier. Face à la porte du studio qu’il avait refermée, il tenait entre ses doigts la clef, toujours engagée dans la serrure. Par où commencer était le sujet qui tourmentait ce colosse de deux mètres vingt pour cent-cinquante-cinq kilos de muscles. Statique, il avait l’air d’un encombrant, laissé sur place par des déménageurs découragés à l’idée de le descendre au rez-de-chaussée. C’était un peu la manière dont il se voyait, encombré et encombrant.
Son regard vague fixait un point qu’il avait repéré sur la porte : un éclat dans la peinture noire, situé à fleur de la poignée plaquée en laiton. Ce genre de détail l’insupportait, car il détestait que ses biens s’abîment alors qu’il en prenait soin. Bien sûr, cette remarque le perturba et ne l’aida pas à trouver une réponse à sa question, au contraire. Il tenta de la mettre de côté et d’ordonner ses pensées. À l’évidence, il n’y parviendrait pas dans les dix prochaines minutes, ni dans les dix suivantes. Il resta pourtant figé, perdu dans son vague raisonnement.
* Ploc ! * Un son qu’aurait produit la chute d’une goutte épaisse.
* Ploc ! * Une autre.
* Ploc ! *
« Ventremouille ! C’quoi ce bruit ? »
« D’où ça vient ? » se demanda l’homme sorti de sa torpeur.
Rien ne l’agaçait plus que tout ce qui s’apparentait aux petits bruits gênants de la vie quotidienne. Celui-là ressemblait à la fuite d’un insupportable robinet qui vous réveille en pleine nuit. Comme aucune plomberie n’équipait les communs de l’immeuble, il craignit un problème de toiture et leva la tête vers le plafond. Fort heureusement, l’absence de trace d’humidité écartait tout risque d’étanchéité à réparer. On était vendredi et il n’avait aucune envie d’appeler des artisans le dernier jour de la semaine.
*Ploc !* Une quatrième goutte. Il scruta le sol et son regard s’arrêta sur Chose, son hamster qui ne le quittait jamais. Atteint d’un strabisme divergent, ses pupilles ajustées à quatre-vingt-dix degrés, le rongeur tremblait comme à son habitude.
« Qu’est-ce qu’elle a encore, la taupe ? »
L’animal ébroua sa robe blanc et caramel, éclaboussée de curieuses pointes rouges qui n’avaient rien à y faire. Intrigué, l’individu se pencha et constata soudain, avec horreur, que la savate gauche de sa paire favorite en cuir souple couleur noisette, cirée du matin, sa savate gauche était, elle aussi, souillée par quatre taches. Du marron foncé… Du sang !
*Ploc !* Une cinquième goutte claqua à côté des autres.
*Ploc !* Il jura, souleva le sac poubelle qu’il tenait en main et une septième goutte s’échappa du pli du fond pour s’écraser, *Ploc !*, sur le bord du même chausson.
« Mais ce n’est pas possible ! » s’écria le géant tout en tournant la clef qui actionnait la serrure à cinq points.
« Tu f’rais mieux de te magner le train. »
Il ouvrit la lourde porte du studio dont le bois peint en noir camouflait l’épais blindage. « Suis-moi ! » lança-t-il à l’attention du hamster.
L’homme marchait avec hâte vers la salle de bain, il frottait le parquet de ses pantoufles nerveuses, *Chlip-chlip-chlip-chlip !* Il devrait tout de même avoir l’habitude depuis le temps, se dit-il furieux contre lui-même.
« Ouais enfin, c’est pas comme si t’apprenais vite, Cousin. »
Il cracha par terre et se reprocha, aussitôt, cette attitude. Il tenait haut le sac devant lui, une main dessous creusée pour recueillir les gouttes qui en coulaient. Leur rythme s’accélérait et formait un filet carmin crasseux qu’il ne put contenir. Il vociféra en déposant son fardeau sanguinolent dans la douche à l’italienne. Il y avait du sang partout, depuis l’entrée jusqu’ici. Ça le rendait malade.
Le colosse se lava les pognes à l’eau froide ; le secret avec le sang, c’est l’eau froide. Il les nettoya à quatre reprises tout en se houspillant. À quoi bon entretenir ses affaires s’il les salissait bêtement ?
« Oh, tais-toi maintenant ! » s’enguirlanda-t-il de sa grosse voix.
Il frotta les souillures devenues brunes sur le cuir de sa savate cirée du matin. Comme il parvenait à les faire disparaître sans laisser de traces, il se calma un peu, à force de se répéter que le secret avec le sang, c’est l’eau froide. Les jurons laissèrent place à des marmonnements dirigés vers le premier bouc émissaire qui lui venait à l’esprit.
Ah ça, il allait l’entendre le petit gars de Bricotou avec ses conseils à la mords-moi le nœud ! Ses sacs poubelle soi-disant professionnels ne valaient pas mieux que ceux qu’on trouvait en supermarché. Toute sorte d’insultes claquaient dans le silence du studio et fustigeaient le satané vendeur de contenants en plastique. L’individu conclut son monologue grossier en s’imaginant planter une hache dans le crâne du commis et le traîner jusqu’aux caisses du magasin de bricolage. Le carrelage hémoglobiné de l’allée centrale servirait d’avertissement à ses collègues : on ne raconte pas n’importe quoi aux clients !
En attendant cette mise au point, l’homme nettoya le sol de la salle de bain sous le regard entortillé de son hamster. L’animal se tenait à l’entrée de la pièce, un œil pointant vers le lavabo et l’autre vers le mur. Ses tremblements perpétuels agitaient les taches écarlates qui parsemaient son pelage. Avec vigueur, le géant le saisit par la peau du cou pour le coller sous un jet d’eau froide. La bestiole grogna et se débattit.
« Ah Chose, tu te tais, hein ! Je ne vais pas te laisser dans cet état. Tu sais très bien que le secret avec le sang, c’est l’eau froide ! »
Entre la protestation et le gémissement résigné, le petit mammifère poussa quelques sons que son maître étouffa dans une serviette de bain. Il le posa sur la lunette fermée des toilettes et le scruta pour vérifier sa propreté.
Ce hamster était particulier. Il tremblait de manière constante, comme atteint d’une épilepsie chronique à laquelle il se serait habitué. Le plus curieux résidait dans son strabisme divergent. Ses yeux partaient dans des directions aléatoires qui défiaient les lois de la physique, de l’ophtalmologie et de la neurologie. Ils regardaient d’avant en arrière, de droite à gauche, d’en haut et d’en bas, de biais et de travers ou encore de dehors à dedans. Parfois un peu de tout cela en simultané, comme s’il jetait ses pupilles aux dés et qu’il s’accommodait du hasardeux résultat. Cela se révélait aussi attendrissant que dérangeant. Incapable de vivre en cage, ce curieux rongeur ne supportait pas la solitude.
« Reste ici, sinon tu vas tout me salir », ordonna son maître. « C’est compris ? » Le hamster émit un autre son. « Je ne quitte pas le studio, on est bien d’accord ? Tu n’as pas besoin de me suivre ».
Du haut de son imposante stature, le gaillard observa la bestiole, à l’affût d’un signe qui aurait pu traduire une réaction affirmative. Il n’eut droit qu’à l’expression illisible d’une paire d’yeux qui roula pour s’arrêter, le premier en haut à gauche et le second en bas, à gauche aussi.
« Parfois, je me demande si tu comprends bien ce que je te dis », lui reprocha l’homme. « Regarde-moi quand tu me réponds, pour voir. »
Dans un effort coûteux, l’animal tenta de faire son maximum. Son orientation oculaire adopta la parfaite symétrie de la précédente.
« Branquedur ! Vas-y, la taupe. Promets, qu’on passe à aut’chose ! »
Le souvenir de l’eau froide était encore très froid. Un œil vers son derrière et l’autre vers le sac poubelle dégoulinant de sang dans la douche, Chose tressaillit de tout son corps en guise de serment.
« Mouais », fit le colosse.
Au son du seul *Chlip !* de sa savate droite, il s’occupa de nettoyer le sol de tout le studio. Il s’équipa de l’un des douze seaux, de l’une des quarante-huit serpillières et déboucha l’une des sept bouteilles de détergents qu’il mettait en réserve dans ce logement. Il se répétait que le secret avec le sang, c’est l’eau froide. Après huit passages et sept changements d’eau, il se dirigea vers la petite cuisine d’où il vérifia qu’aucune trace rouge-marron-brun ne souillait plus le parquet du salon. Il ouvrit le bahut sous l’évier pour y prendre l’un des rouleaux de sacs poubelle marqués 200 litres. Il en possédait une sacrée quantité. Cela signifiait qu’il ne retournerait pas de sitôt au magasin de bricolage. Le vendeur malingre ne perdait rien pour attendre. Il lança à son intention une ou trois insultes en l’air, tout en tirant un sac du rouleau qu’il reposa sur les autres. Ce stock était exagéré et il songea qu’il lui faudrait ralentir la cadence.
Sur son chemin vers la salle de bain, le géant contrôla à nouveau le stratifié du studio. En voulant éviter le tabouret placé sous la corde suspendue au plafond, il se cogna le tibia contre la table basse. Il injuria la mère de l’employé de Bricotou une première fois, et une seconde quand il ouvrit le sac poubelle d’un coup sec.
Il fila vers la douche et empoigna le barda ensanglanté à l’origine de tout ce cirque. Il fit attention de ne plus rien salir en fourrant le premier sac dans le second. Méticuleux, il contrôla le pli du fond et, n’y faisant pas confiance, résolut de mettre le tout dans un troisième qu’il alla chercher. Au passage, il scruta le hamster du coin de l’œil. Celui-ci était bien assis à l’endroit où il l’avait laissé. Il tremblait de son imperturbable manière et visait autant le dessous du lavabo que le néon qui le surplombait.
L’homme avait fini d’astiquer la douche. Il se retourna pour contempler le résultat de son travail.
« Chose ! » hurla-t-il. Un claquement de dents lui répondit, interrogateur et anxieux. « Tu m’as suivi, ne dis pas le contraire ! Regarde-moi ça, tu as mis des traces de pattes partout où j’ai nettoyé ! Tu crois que je n’ai que ça à faire ? »
L’animal couina d’un ton inacceptable aux oreilles du colosse qui, d’un geste vif, ouvrit le tiroir du meuble-vasque. Il en sortit un pistolet massif, un Desert Eagle, qu’il écrasa sur une joue de la créature. Elle trembla en silence comme si elle n’avait jamais quitté la lunette des toilettes.
« Ne me mens pas ! Si tu bouges encore de là », menaça-t-il en appuyant un peu plus le flingue sur la bestiole, « je te tire une balle. C’est compris ? » Le hamster lécha le canon pointé sur lui et, paupières closes, s’y frotta à plusieurs reprises en ronronnant. « Tu m’énerves », chuchota l’homme en engageant la sécurité de son arme. Il la rangea dans le tiroir.
« Pfeu ! Espèce de fiotte. »
Incapable d’infliger le moindre mal à son petit compagnon, il se faisait souvent duper. Sans nettoyer les pattes de la bestiole, il l’installa sur son épaule, remercié par un éternuement.
« C’est bien de t’excuser, mais faudrait quand même que tu apprennes à rester seul de temps en temps », répondit-il avec douceur.
« Gna, gna, gna ! Fiotte. »
Il chercha l’une des cinquante-deux éponges neuves sous l’évier de la cuisine, et du détergent. Il effaça les empreintes du rongeur tout en le réprimandant au sujet de sa difficulté à supporter la solitude. Il devait savoir que jamais il ne l’abandonnerait !
Après quatre inspections méthodiques, il ressortit du studio et en ferma la porte à double tour. Il descendit par l’escalier de l’immeuble, car l’ascenseur ne fonctionnait pas. Ne fonctionnait toujours pas.
Fichue machine classée par les Bâtiments de France ! Huit mois pour obtenir une pièce fabriquée sur mesure dans une usine perdue en Loire-Atlantique. Pourquoi fabriquait-on des pièces d’ascenseurs classés en Loire-Atlantique, d’ailleurs ?
Il s’était posé cette question en montant plus tôt le matin, à midi et l’après-midi. Il la ressassait et la chassait de son esprit plusieurs fois par jour, depuis huit mois, car il oubliait systématiquement l’état de panne de cet ascenseur.
Arrivé au rez-de-chaussée, six étages plus bas, il sortit par l’arrière de l’immeuble. Il jeta son étrange fardeau dans le conteneur des déchets ménagers et expira un grand coup.
C’était le moment mérité d’un bon whisky, un Nikka.
« Par où commencer ? » se répéta l’homme, à voix haute.
Assis derrière son bureau, il affala sa gigantesque stature dans son vieux fauteuil en cuir marron. Il en caressa les impeccables accoudoirs en merisier, soupira comme pour souffler la poussière qui recouvrait son cerveau. Il ne réussit qu’à se ramollir plus encore, à s’enfoncer plus en profondeur dans le désarroi d’une vaine quête d’inspiration.
Ses doigts manipulèrent un stylo-quatre couleurs prévues pour écrire, compléter, commenter et corriger. Le rouge ne lui servit qu’à griffonner un dessin abstrait qui, tourné en n’importe quel sens, ne lui évoquait rien de plus que rien.
Dépité, il abandonna le crayon à bille au profit des feuilles perforées posées sur le secrétaire. Il les arrangea de manière à reformer un beau paquet régulier, pour ordonner ses idées. Il se trouvait ridicule, avec son papier de collégien, aux réglures Sieyès. Il l’avait choisi pour écrire quelque chose de propre sur un support propre.
« Tu parles d’un imbécile. »
L’homme ressassa l’unique question qu’il était parvenu à poser en noir sur sa page vierge du reste : Par où commencer ?
Il chercha une réponse dans les balancements de son siège, tantôt de gauche à droite, tantôt de droite à gauche et d’avant en arrière. Sa main joua avec le verre de whisky vidé à dix-sept reprises depuis son retour du studio. Il compara son ennui à celui de Sherlock Holmes et songea qu’il pourrait suivre des cours de violon. Il nota cette idée sur un bloc de petites feuilles autocollantes sur lesquelles étaient inscrites toute sorte d’activités qu’il barrait après y avoir pensé une seconde.
À force de réfléchir, il s’avachissait au plus bas de son fauteuil. En rotation, il observait une millième fois son cabinet.
Ce rustre massif habitait le quartier de la Neustadt à Strasbourg, dans un bel immeuble daté de 1902 et marqué, sur le fronton d’entrée, par l’estampille de son architecte allemand avant-gardiste et un peu fou. Depuis de nombreuses années, le colosse était le seul propriétaire et occupant de la bâtisse.
Ce qu’il appelait le cabinet était en réalité l’unique appartement du rez-de-chaussée. Il passait le plus clair de son temps dans la pièce principale qui, naguère, faisait office de grand salon.
L’homme bâilla et s’étira ; un pet lui échappa.
« Oups, pardon », fit-il comme s’il y avait du monde.
Il remarqua une épaisse couche de poussière sur les deux magnifiques lustres en cristal de Baccarat qui ornaient le haut plafond. Ils surplombaient un assortiment de trois généreux canapés en cuir, deux rouges et un doré. Souvent, il se réveillait dans l’un d’entre eux, un lendemain de cuite.
Ces meubles étaient agrémentés de divers guéridons, tables et lampes aux abat-jours en peau colorée. Cela créait une ambiance cosy-art déco qui relevait à merveille le parquet en chêne. Malgré le défaut de l’ensemble, celui d’attirer la saleté, l’homme affectionnait ce mobilier et ce sol en bois massif qu’il avait couvert de tapis orientaux jonchés de magazines et de livres. Ces seules choses, symboles exclusifs du désordre de sa vie, échappaient à sa maniaquerie. À chaque ménage, il les déplaçait et les reposait sans jamais mieux les ranger.
À ses yeux, ce capharnaüm avait une manière esthétique d’accrocher la lumière diffusée par les larges portes-fenêtres de la pièce. Elles ouvraient sur une terrasse construite au-dessus de la cour intérieure de son immeuble. Sur ce promontoire intime, il passait de nombreuses veillées à fumer un cigare Wild Churchill accompagné d’un verre de cognac ou de deux bouteilles. Il s’en était enfilé trois, le soir précédent.
Il aimait l’alcool.
Pour cette raison, la grande cheminée du séjour était aménagée en bar à liqueurs. À portée de bras, il avait installé son bureau : un ensemble de collection issu du véritable mobilier du Tsar Nicolas II. À ce titre, il y portait une affection toute particulière. Sauf le siège, ça non. Il avait relégué ce machin incommode et trop étroit dans un coin pour que son hamster y roupille. L’homme, quant à lui, s’était offert le fameux fauteuil d’Ernest Hemingway, une merveille de confort anglais des années 50.
C’était là qu’il se tenait, un peu saoul, bercé par la bande originale du film In the mood for love que diffusait son ampli. Il soupira en pensant à l’écrivain, Ernest, puis laissa divaguer son esprit vers sa riche discothèque. Elle occupait l’espace des trois vastes chambres à coucher et du petit salon de jadis, dont il avait abattu et consolidé les parois. Ce mélomane averti y classait avec le soin d’un archiviste sa précieuse collection de cent-quatre-vingt-six-mille-deux-cent-soixante-et-onze disques vinyle.
La piste Yumeji’s theme accompagnait son regard nébuleux vers son reflet trop imposant pour le large miroir mural qui camouflait un escalier secondaire.
Construit à la place du vestibule du grand séjour, cet escalier assurait une fonction différente de celui des parties communes de l’immeuble. Il s’agissait de l’unique voie d’accès au cabinet dont le colosse avait condamné la porte palière. Il avait eu l’idée saugrenue de créer un semblant de chemin secret entre la cave, le rez-de-chaussée surélevé et le premier étage de sa tour urbaine. Depuis dix ans, ouvrir cette porte dérobée, cachée derrière ce miroir, lui procurait un plaisir d’enfant.
Il scrutait toujours son reflet quand Aquiellos ojos verdes par Nat King Cole le tira de sa torpeur.
« Bon ! Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas ! » soupira-t-il tout en éteignant sa chaîne Hi-Fi haut de gamme. Il plaça soigneusement le disque à l’endroit qui était le sien dans la discothèque. Aussitôt suivi par son hamster, il ouvrit le miroir du passage secret.
Il se rendit au premier niveau de la bâtisse, occupé par un autre appartement, aménagé en une vaste bibliothèque de quatre-vingt-dix-huit mille deux cent quarante-trois volumes. Triés dans des allées numérotées, ils étaient répertoriés sur des fiches classées dans un meuble dédié à ce classement. Il rêvassait quelques minutes entre les rayons, caressant du bout des doigts quelques-unes des reliures d’ouvrages.
Aucun mot n’exprimait son amour de la littérature, motif de l’obligation sympathique que le passage secret imposait par la traversée de sa collection de livres, pour monter au cabinet ou en descendre.
Arrivé dans le vestibule, il chaussa ses précieuses savates cirées une deuxième fois depuis le matin. Il saisit son trousseau de clefs, claqua la porte qui menait sur le palier et appuya sur le bouton d’appel de l’ascenseur.
« Fichtrefion de machine classée par ces empoulpés des Bâtiments de France ! Faut huit mois pour sortir une pièce d’une foutue usine paumée en Loire-Atlantique ? Pourquoi on fabrique des pièces d’ascenseurs classés en Loire-Atlantique, d’ailleurs ? »
Le géant monta à pied jusqu’au sixième étage. Il vérifia qu’aucune goutte de sang ne fût tombée sur les marches de l’escalier des communs lors de son précédent passage. Arrivé au dernier palier, il ouvrit la porte blindée habillée de bois peint en noir où il remarqua, une seconde fois, cet éclat dans la couleur. Près de la poignée plaquée en laiton. Ce genre de détail avait la faculté de l’obséder. Il devrait s’en occuper, pensa-t-il.
Il pénétra dans le studio, en réalité un deux-pièces avec cuisine et salle de bain qu’il l’appelait le studio. Personne ne pouvait y redire, car ce qui s’y passait ne sortait pas de ses murs.
Ce petit logement était son espace le plus intime, son temple.
En prenant toutes les précautions d’un rituel, le colosse se déchaussa et se rendit au salon. Il prit soin de ne pas se cogner à la table basse, ni au tabouret placé sous la corde suspendue. Il scruta le sol stratifié et la salle de bain pour s’assurer de ne pas y voir une tache brunâtre, et gagna ce qui était autrefois la chambre.
Une sorte d’enduit très sombre étanchait désormais du plancher au plafond cette pièce du studio. L’un des murs supportait un grand cagibi à cinq ventaux et un meuble de cuisine, opaques eux aussi. Une épaisse bâche en plastique était disposée par terre ; Chose se roula dessus de bonheur, il aimait le plastique.
L’homme ouvrit les portes du placard dans lequel étaient rangés différents objets contondants. Comme aucun ne l’inspirait, il porta son choix sur une large variété de pistolets et de révolvers qu’il observa avec minutie. Il avait besoin d’un gros calibre, cette fois-ci. Il saisit un Taurus Raging Bull et sortit d’un carton six cartouches .44 Remington Magnum. Il les aligna à la perfection sur le plan de travail du meuble avant d’inspecter avec soin le canon de son arme. Ensuite, il fit tourner le barillet près de son oreille, un geste de film de cow-boys qu’il adorait reproduire. Il actionna alors le mécanisme d’ouverture pour charger le révolver.
« Ben, elles sont où ? » Ses munitions avaient disparu de l’endroit où il les avait posées. Déconcerté, il regarda au sol puis sous le meuble, vérifia ses poches. Rien. Il compta celles de la boîte dans le cagibi. Oui, il en avait bien pris six.
« Tu perds la boule, Cousin. »
« Mais, je ne suis quand même pas fou ! Chose, tu as vu mes balles ? Je suis certain de les… » Debout sur la bâche, un œil vers le plafond et l’autre vers sa bouche, le hamster tremblait et avait les bajoues pleines. « Ça ne va pas, non ? Rends-les-moi tout de suite ! »
Le rongeur piailla de travers ; un filet de bave dégoulina entre ses dents et ses pattes arrière.
« Tu n’arrives même plus à parler, c’est n’importe quoi ! » Il saisit l’animal et le secoua avec une vigueur démesurée. « On-ne-mange-pas-les-munitions ! » articula-t-il. À contrecœur, la tête en bas, Chose recracha les cartouches une à une. « Faudrait que tu arrêtes de bouffer tout ce qui te passe sous le nez ».
De toute sa hauteur, l’homme le laissa tomber sans ménagement. Bougonnant, il chargea son arme, tandis que l’exaspérante bestiole se roulait avec joie sur la bâche comme si de rien n’était. Le géant s’avança vers le centre de la pièce où il faillit marcher sur l’animal en extase.
Grincheux, il inspecta encore une fois son révolver, en posa le canon contre sa tempe, et tira.
Écrasé par le cadavre de son maître, Chose manquait d’air et ses yeux hypotropes semblaient sortir de leur orbite. Seules sa tête et ses pattes avant dépassaient du corps inerte qui lui était tombé dessus sans prévenir.
Il tentait de s’en extraire en couinant et en se tractant de toutes ses forces, ses griffes minuscules plantées dans un parquet stratifié qui ne lui offrait aucune prise. Le rongeur fournit d’âpres efforts et, dans un douloureux craquement de ses petites côtes, parvint à se libérer de cette lourde masse de chair morte. Étalée sur le sol, la bestiole ressemblait à un hérisson d’autoroute.
En quête de souffle, Chose poussait de grands râles rauques. Il se tourna vers le macchabée qui ne montrait aucun signe de vie, selon l’habitude des cadavres. Gagné par l’inquiétude, le hamster sauta sur le large torse de la dépouille et fit des bonds à sonner le tambour.
Soudain, *POUF !*
Quand il ouvrit les paupières, le colosse était allongé sur le dos et Chose lui piaillait de joie sous le menton. Il maugréa sans prêter attention à son animal de compagnie : il venait de remarquer que le vernis noir du plafond se craquelait par endroits et que l’on voyait du blanc dessous. Maintenant qu’il l’avait repéré, il ne penserait qu’à ça et il devrait repeindre ici aussi. Cela faisait beaucoup, avec l’éclat près de la poignée en laiton de la porte d’entrée.
Ha, ha, ha, mais oui ! Il devrait se rendre au magasin de bricolage ; cela signifiait qu’il allait choper le vendeur de sacs poubelle.
Satisfait par cette pensée, il roula sur le côté et se leva pour plier avec adresse la bâche souillée par son propre sang, ses débris d’os, un œil et des projections organiques de son cerveau. Il ferma le tout avec de l’adhésif très résistant prévu à cet effet et l’emballa dans deux sacs estampillés deux cents litres.
Il quitta ensuite le studio pour se rendre au local à déchets de l’immeuble et y jeter ses résidus dans le compartiment bleu.
« Fichue machine classée… » Il termina son habituelle litanie en silence, mais n’en pensa pas moins. Arrivé dans la cour, il remarqua qu’il faudrait la balayer et songea, sans raison, qu’il manquait quelque chose.
« Mais ce n’est pas vrai ! » s’écria-t-il.
« T’es vraiment une brêle, j’te jure. »
Fâché, fichue machine classée de merde, il monta deux par deux les marches de l’escalier vers le studio. Il y récupérera le rouleau d’adhésif, une paire de ciseaux et deux autres sacs poubelle.
En redescendant, après avoir appuyé sur le bouton d’appel de l’ascenseur, il se jura qu’il téléphonerait à la saloperie d’usine en Loire-Atlantique pour exiger des comptes sur ses délais. Si jamais, oh si jamais, on osait lui répondre de travers, il s’y rendrait pour la fabriquer lui-même, cette pièce à la mords-moi le nœud. Il emmènerait une tronçonneuse, ce serait toujours utile.
De retour dans la cour de l’immeuble, l’homme ouvrit le conteneur bleu d’où éclatèrent de petits grognements étouffés.
« Oh, ça va ! Qu’est-ce que tu faisais dans la bâche, hein ? » Il déchira les sacs. « Non, mais, regarde dans quel état tu es. Et bien sûr, Monsieur va encore se plaindre quand je le laverai à l’eau froide ! » Chose manifesta sa colère par un claquement de dents, il tremblait plus qu’à l’accoutumée. Ses journées se suivaient et, peut-être, se ressemblaient-elles trop.
Le grand gaillard remonta au studio pour nettoyer le hamster qu’il tenait dans la main, ranger l’adhésif et la paire de ciseaux. Il en avait ras le bol de cet escalier, à insulter tous ses boucs émissaires : le vendeur de sacs poubelle, les Bâtiments de France, les ouvriers de l’usine d’ascenseurs, le directeur de l’usine d’ascenseurs, l’inventeur de l’ascenseur et l’architecte allemand avant-gardiste un peu fou.
Au moment où il pénétra dans le studio, un dring agressif retentit. C’était la sonnette d’entrée, en bas de l’immeuble.
« J’voudrais pas échanger ma journée contre la tienne, Cousin. »
L’homme redescendit à chlip-chlips précipités, accompagné par le bruit strident du carillon, ses injures et les couinements de Chose qui, englué dans des restes organiques, tremblait toujours.
« C’est bon, j’arrive ! » pesta-t-il en ouvrant la porte à un livreur qu’il dépassait de deux têtes.
« Monsieur Éric Ducon, wesh ? » demanda celui-ci sans le regarder. « J’ai un paquet pour vous. Signez là. »
Ce coursier, d’un genre détestable, ne disait pas bonjour et écorchait le nom des gens. Il ignorait que le géant s’imaginait lui attraper la mâchoire de ses mains pour la lui déchirer en deux, ici sur le trottoir.
« C’est Dunom. Je vérifie d’abord le contenu.
— Vas-y, M’sieur, s’il vous plaît ! J’ai pas le temps, t’sais quoi ». Le silence lourd d’un échange de regards, que certains eurent qualifié de baston en la matière, fit se rabougrir le messager. « Mais j’peux attendre un peu. Y a pas d’problème, t’inquiète M’sieur. Ça va, ça va. »
D’un geste brusque et agacé, le colosse lui refourgua le hamster contre le paquet qu’il ouvrit avec précautions. Il contenait une première édition de The case of Charles Dexter Ward qu’il avait payée un prix assez fort. Le livre, en excellent état et emballé avec soin, lui convenait.
« Hé, il est bizarre votre petit chat-là », lâcha le coursier dégoûté de tenir la bestiole poisseuse. « Wesh, il est malade ou quoi ? On dirait il a d’la je sais pas quoi sur la gueule ».
Éric saisit le terminal tactile du livreur, le signa d’un geste appuyé qui brisa l’écran, reprit son compagnon et claqua la porte sans prononcer un mot, même pas au revoir.
Il ne prêta aucune attention au lointain Vas-y, bâtard du jeune homme et remonta vers le studio.
« Fichue machine classée… »
Arrivé là-haut, Éric lava le rongeur qui glapissait d’irritation en dépit des sévères réprimandes que son maître lui assénait. Il avait qu’à ne pas être resté sur la bâche. Et puis il savait très bien que le secret avec le sang, c’est l’eau froide !
Au bord des nerfs, le colosse allait ressortir du petit appartement quand il se dit qu’il pourrait bien profiter d’être ici. Il en méritait bien un dernier.
Il se rendit aux toilettes pour uriner, puis dans le salon. Là, il monta sur le tabouret disposé sous la corde suspendue au plafond. Il passa la tête au travers du nœud coulant qu’il avait préparé avec soin la semaine précédente. Dans les règles de l’art, Éric le serra autour de son propre cou, fit valser le marchepied sur lequel il se tenait et mourut d’horribles convulsions.
Les yeux hypertropiques de Chose observaient le corps qui se balançait tel un pendule au-dessus de lui. Hypnotisé par le mouvement horloger, il entendit un * POUF ! *
Cent-cinquante-cinq kilos de muscles l’écrasèrent dans leur chute.
Il était déjà dix-sept heures quand Éric s’éveilla soulagé ; il ne s’était suicidé qu’à trois reprises aujourd’hui. C’était acceptable, il en avait eu besoin de cinq la veille.
Il reposa le tabouret sur ses pieds, défit le nœud coulant et le prépara pour une prochaine fois. Un feulement signifia la réprobation de Chose.
« Oui ben, il n’y a pas dix minutes, je t’ai dit de ne pas rester où il ne fallait pas. Mais bien sûr, tu ne m’écoutes pas. Ne te plains pas si je te tombe dessus. Viens, je vais cuisiner ».
Il inspecta le studio pour vérifier qu’il était bien en ordre et le quitta.
« Fichue machine classée… »
De retour à son bureau, Éric s’installa dans le confortable fauteuil d’Ernest ; il se servit un dix-huitième verre de whisky, l’équivalent de vingt centilitres bien tassés. Il en but la moitié d’une seule rasade, piocha quelques biscuits bretzels dans la boîte qu’il avait posée devant lui et regarda son hamster. L’animal repu par un risotto aux girolles était lové dans le siège du Tsar Nicolas II. Il grinçait des dents en roupillant.
Éric ne partageait pas cette douce tranquillité. Force était de constater que l’inspiration ne lui viendrait pas ce soir. Par où commencer restait une suite de mots solitaires sur les carreaux de sa page. Il abandonna son bureau et emporta une pleine bouteille de Glennfinnan jusqu’à l’un des canapés rouges sur lequel il jeta sa carcasse. Dépité, il observa les magazines par terre, en feuilleta un dont la couverture annonçait que l’on avait percé le mystère du Triangle des Bermudes.
« Tu parles d’une blague. »
Après avoir lu l’article principal sans grande passion pour son sujet, il alluma sa tablette tactile tout en vidant le quart restant de sa bouteille. De ses doigts agiles, Éric tapota l’adresse d’un site internet et réserva un aller-retour en train sur deux jours.
Il ne fit rien d’autre de la soirée, s’endormant dans son canapé avec son hamster autophobe sur le ventre.
Le lendemain matin vers dix-heures, Éric prit le tram à l’arrêt République, changea de ligne à Homme de fer et, depuis la station Dante, marcha jusqu’à Bricotou.
En entrant dans le magasin, le colosse chercha du regard l’infâme vendeur de sacs poubelle professionnels de si mauvaise facture. Le fourbe n’occupait aucun comptoir de l’allée centrale. Qu’à cela ne tint, le goliath vira en direction du rayon Terrasse et jardin où une hache Tête-de-taureau de trois kilos cinq gagna son cœur.
« Oh, t’as vu ça, Cousin ? »
D’humeur dépensière, Éric visa ensuite une tronçonneuse à essence de soixante centimètres cubes de cylindrée dont Chose léchait la chaîne graissée avec délectation. Cette petite merveille valait bien les mille-cinq-cents euros qu’indiquait l’étiquette de prix. Légère, facile à manier, forte d’une réduction des efforts, dotée d’un centre de gravité bien calculé, simple d’utilisation, cette machine promettait de longues journées sans grande fatigue.
« Les performances optimisées du moteur et sa robustesse abaissent la consommation de carburant et les émissions polluantes », récita un vendeur dans le dos d’Éric qui se retourna.
À la vue de son visage aux traits massifs, le jeune employé manqua défaillir. C’était le taré avec son hamster dégueulasse et son sac en bandoulière puant. Cette horreur en vieux cuir qui dégageait une odeur d’urine et qui beuglait un son strident quand son propriétaire en ouvrait le rabat. Comme un cri de chèvre ou de mouton qu’on égorge s’échappait d’une sorte de transistor cousu dessus. L’intérieur trop sombre de ce machin empêchait d’en distinguer le contenu.
« Ah, ha, ha, ha ! Ça fait longtemps que je n’ai pas eu le plaisir de vous voir, Monsieur ». Pourquoi se coltinait-il toujours les clients les plus problématiques ? « Vous vous intéressez aux tronçonneuses ?
« T’en tiens une, défonce-lui la gueule avec. »
« J’en tiens une, vous êtes perspicace. » Éric pose son lourd avant-bras sur l’épaule du minuscule employé, cerné par la tronçonneuse, et une main qui agitait sous son nez l’article numéro 1-964-621-2, une très grosse hache. « Ça tombe bien que le hasard nous fasse nous revoir. Vous vous souvenez des sacs poubelle professionnels que vous m’avez vendus ? »
Le préposé de Bricotou jeta alentour des coups d’œil désespérés à la recherche d’un secours providentiel. Seule une petite fille de sept ou huit ans le lorgnait, mignonne, blonde à couettes, un visage d’ange. Dérangée par le regard suppliant du vendeur, elle sortit de son nez un majeur dont elle lui fit honneur.
« Des sacs poubelle ?
— Professionnels, tout à fait.
— Oui, le modèle biodégradable », balbutia le jeune homme.
« Comment ça, biodégradables ?
— Ben… c’est ce que vous m’avez demandé, Monsieur. Des sacs à déchets, professionnels, de deux-cents litres et biodégradables. Je m’en souviens bien, vous êtes le seul client à en avoir commandé cent-cinquante-cinq rouleaux.
— Eh bien, ils se percent et ils fuient, vos sacs professionnels », fit Éric en lui écrasant l’épaule à la désarticuler. « Vous trouvez ça normal ? Ils sont encore neufs. » Dans l’agitation de ses gestes, la hache frôla le visage du vendeur près de la liquéfaction urinaire.
« Fends-lui la gueule, purain. »
« Je ne sais pas, Monsieur. Vous les avez achetés il y a au moins deux ans, ils… ils ne sont pas si neufs que ça. Ils sont vraiment biodégradables », murmura le jeune homme. La chaîne de la tronçonneuse caressait les cils de son œil droit.
« Deux ans ?
— Oui, je crois. Je… je peux vérifier votre compte, si vous voulez. »
« Pour l’principe, t’aurais quand même dû lui mettre la hache en travers de la gueule. »
Coiffé à ras de cheveux par le plafond de la rame de tram, Éric parlait à voix haute. Il changeait de voix et d’attitude pour se répondre. À plusieurs reprises très bruyantes, il vérifia dans sa grande besace la présence de sa nouvelle hache. Une lame de tronçonneuse dépassa du curieux rabat qui beuglait depuis l’espèce de transistor monté sur sa fermeture. Les autres passagers, interloqués par son attitude, observaient Éric en prenant soin d’en rester éloignés. Il envoya un crachat sonore sur le front de l’un d’entre eux. Son regard sombre incita tout le monde à baisser les yeux vers le linoléum ou à sortir d’une poche un téléphone portable à l’écran salvateur.
Deux ans, bordel. Il avait mis tout ce temps à épuiser sa précédente réserve de sacs poubelle avant d’entamer ce réassort biodégradable. C’est bien la peine d’adopter des écogestes s’ils vous coûtent si chers. Quand il rentrerait, il vérifierait la date de péremption sur ces fichus sacs. Au besoin, il retournerait au magasin.
Éric atteignit l’arrêt Place de la Gare à 10h15. Dans le hall de ladite gare, il se rendit à la boulangerie où il acheta pour une véritable petite fortune un café, une bouteille d’eau et un pan-bagnat au poulet. C’était moins cher qu’à bord des trains, mais tout aussi dégueulasse.
À 10h42, il embarqua en première classe du TGV, direction Paris-Est. En moins d’une minute, il fit se taire les chefs d’entreprises, commerciaux et autres retraités nantis qui partageaient son wagon. Tout le monde comprenait le confort de le laisser voyager en silence ; il aimait lire.
Arrivé à la Gare de l’Est, il n’éprouva aucune difficulté à descendre le premier sur le quai bien qu’il fût le seul à s’être levé après l’arrêt total de la rame. Avec la même aisance, il se fraya un chemin dans la file d’attente des caisses automatiques de la RATP.
Sur la ligne 4 du métro, pendant les vingt minutes de trajet jusqu’à la Gare Montparnasse, il stimula à l’extrême la générosité des utilisateurs envers un joueur d’accordéon arythmique.
Après avoir payé un sandwich jambon-fromage le double de son coût à Strasbourg, soit douze fois sa valeur réelle, Éric monta à bord du Paris-Nantes. À partir de 13h46, il profita du calme divin du wagon pour achever sa lecture des formidables aventures d’Évariste Cosson[1]. Cette idée de cabinet d’ingénierie en occultisme industriel et commercial lui plaisait beaucoup.
Une heure et quelques minutes de discussion en taxi plus tard, le colosse résolut son problème de pièce d’ascenseur classé fabriquée en Loire-Atlantique.
« Ha, ha ! C’te tête du dirlo quand il a avalé ses dents ! »
« J’aimerais qu’un jour les gens comprennent qu’on doit s’acquitter de ses tâches sans avoir besoin d’une plus grande motivation que la satisfaction de les accomplir. Vous n’êtes pas d’accord ?
— Si. Tout à fait. Je suis tout à fait d’accord avec vous, Monsieur », trembla le chauffeur de taxi qui devait conduire Éric jusqu’à Nantes, à l’hôtel Atlantique.
« Si tu veux qu’il démarre, faudrait p’têt lui rendre ses clefs d’bagnole. »
Le lendemain, satisfaits de l’hospitalité du couple d’hôteliers et de leur équipe, Éric et son hamster retournèrent à Strasbourg à bord du train direct de 8h09. La savoureuse quiétude du wagon de première classe permit au géant de terminer la dernière traduction de Bilbo le Hobbit qui traînait sur sa pile à lire depuis trop longtemps. Si Sacquet devenu Bessac le rebutait, il trouvait logique la réforme de genre de la Comté et prit plaisir à redécouvrir cet ouvrage. C’était un beau travail d’adaptation, avis qu’adopta sans réserve un voisin de compartiment, vague élu d’extrême droite qu’Éric prenait à témoin en lui partageant certains extraits. Pourtant, l’homme politique détestait cette histoire de changement de genre, de wokisme comme il lança à l’emporte-pièce avant d’en discuter à bâtons rompus avec Éric.
« Il connait rien à Tolkien, ce connard. Mets-lui le bouquin dans l’anneau. »
À son retour à Strasbourg, deux passages au studio permirent à Éric de savourer la récente réparation de son ascenseur. La société d’entretien avait accepté de travailler un dimanche pour le satisfaire. Qu’il était agréable qu’une entreprise comprît le caractère urgent d’une requête formulée sans trop de mots !
En fin d’après-midi, Éric prit une bonne douche, un repas léger et s’installa à son bureau dans le confortable fauteuil du copain Ernest.
D’un coup d’œil, il vérifia que tout allait bien autour de lui, en particulier son hamster. Repu par une délicieuse plâtrée de spaghettis à la sauce bolognaise, Chose bavait de la tomate sur le siège du Tsar Nicolas II. La bestiole ronflottait, endormie par l’album Fits of Reason de Brown Bird.
Tout était à sa place.
De sa solide pogne, Éric saisit son stylo à quatre couleurs. La chanson Bow for blade débuta en même temps que son écriture sur les feuilles à carreaux Sieyès.
Par où commencer ?
Je m’appelle Emrys. Il y a bien des années, j’ai choisi de porter le patronyme de Dūnon. Cela veut dire forteresse ou montagne, dans ma langue natale. En ce qui me concerne, je préfère le deuxième sens. C’est imposant une montagne, et ça souffre toutes les intempéries. Malheureusement, les gens sont trop ignares pour savoir lire un signe diacritique. J’ai dû modifier Dūnon en Dunom. J’ai aussi changé Emrys pour Éric.
Éric s’arrêta un instant pour parcourir ce premier passage du regard. Il entoura sa dernière phrase d’un cercle bleu ; il y manquait quelque chose à son goût.
Je n’ai que très peu de souvenirs de ma mère et j’en ai encore moins de mon père. Ce n’est pas que j’ai été orphelin ou abandonné, non. Je ne me rappelle pas bien mes parents, c’est tout. Ils sont loin dans ma mémoire.
Je suis mort tant de fois, j’ai traversé tant d’époques – rarement dans le bon ordre – que j’ai souvent du mal à ne rien mélanger dans ma tête.
« T’écris quoi ? »
« T’écris quoi ? Fais voir », demanda sur un ton curieux une voix haute perchée et nasillarde, désagréable à l’oreille.
Toutefois, il me reste une chose que je ne peux pas oublier. Comme une mouche peut passer son éphémère existence circonvolutionnaire au-dessus du séant d’une vache, Maeleg passe la sienne collé au mien.
« Sacrée formule, dis donc. Techniquement, ma vie est terminée depuis bien longtemps », intervint le Maeleg dont il était sujet.
« Je sais. Tu es quand même collé à mes fesses. C’est une question de style. Cette phrase me plaît bien. »
Techniquement, sa vie s’acheva pourtant il y a bien longtemps.
« Oh, s’acheva ! » reprit Maeleg avec emphase. « On dirait un verbe d’écrivain qui s’enfile ses propres stylos tellement il s’écoute parler. Euh, s’écoute écrire. Attends non, il ne peut pas s’entendre écrire, ou alors il n’entend que son stylo qui fait critch-critch. Il se lit écrire. Ouais, on dirait un écrivain qui se lit écrire.
— Tu racontes n’importe quoi.
— Pourquoi tu écris ton nom avec un y ? T’es pas Grec.
— Je trouve ça plus graphique. Ça prolonge.
— Mouais, on dirait plutôt une bite qui tombe. »
Maeleg est mon cousin. En réalité, c’était le frère de ma demi-sœur, fille de mon père et d’une autre femme que ma mère. Maeleg, lui, était bien le fils de son père et de sa mère, mais comme il y avait un doute et pour simplifier, on a dit que c’était mon cousin. Pour dire vrai, je n’ai jamais compris grand-chose à cette famille.
« Hé, ho ! Pour quelqu’un qui se souvient ni d’son père, ni d’sa mère, t’as la mémoire vachement précise à mon sujet », postillonna Maeleg. Il renâcla et cracha sur le parquet. « T’écris pour qui ?
— Pour personne. J’écris pour m’occuper », répondit Emrys, son regard arrêté sur l’épaisse glaire verdâtre collée au sol.
Il entoura en bleu la première phrase au sujet de ses parents. Il devrait prendre le temps d’y réfléchir. Parfois, des réminiscences émergeaient sans qu’il se l’expliquât.
« C’est complètement con. On écrit toujours pour quelqu’un, sinon on n’écrit pas. On s’cause à soi-même dans la rue et les gens croient qu’on est timbré. C’qui t’arrive dès qu’tu sors de chez…
— J’écris mes mémoires, c’est tout ! » coupa Emrys agacé.
« Ça me répond pas pour qui, crénom de vache à cru !
— Arrête de jurer ! Je n’écris pour personne ! C’est Manu qui m’a conseillé de le faire pour m’aider à… à me reconstruire.
— Ah, nous y voilà ! Ça faisait longtemps qu’on n’en avait pas entendu parler de ce foutu psy. Docteur Emmanuel Schildknecht, pour vous servir », fit Maeleg sur un ton bourgeois strasbourgeois si mal prononcé que l’on eut dit un accent du Sud-Ouest de la France. « L’est comme son paternel celui-là, avec sa silhouette d’asperge et ses phrases à la con. Oh ! Éric, vous devriez écrire vos mémoires. Diantre, que m’arrive-t-il ? Je crois que je défèque un stylo tout neuf ! Et un quatre couleurs, s’il vous plaît. Tenez, je vous l’offre et j’y ajoute quelques cachetons pour bien vous défoncer la tête jusqu’à notre prochaine séance. Voilà qui nous fera cent-cinquante euros pour les vingt minutes que vous venez de perdre chez moi », railla Maeleg en s’imaginant imiter le praticien à la perfection.
Il renâcla une seconde fois et propulsa un mollard au même endroit que le premier.
« Mais tu es écœurant, va cracher ailleurs ! Et nettoie tes cochonneries !
— Y a rien à essuyer, tu l’sais très bien Cousin », ricana Maeleg. « Sauf si cette fois, tu as craché pour de vrai. Mais ça, tu l’sais pas, hein ? T’as tellement un pet au casque que t’es incapable de faire la différence entre c’que tu fais ou c’que tu penses que je fais ».
Emrys regarda le sol qu’aucune glaire ne souillait.
« Manu est un chic type. Sans lui, sans son père que tu dénigres, je ne serais pas là où j’en suis aujourd’hui. Tu n’as pas le droit de parler d’eux comme ça, tu m’entends ? Tu n’as pas le droit.
— Calme-toi, Cousin… tu réalises que c’est pas vraiment moi qui parle, pas vrai ? »
Emrys garda le silence pendant quelques secondes et reprit son écriture.
Maeleg n’existe pas.
Enfin, il n’existe plus. Je l’aimais comme une partie de moi-même, malgré son côté un peu particulier et son langage de charretier. Tout juste après son décès, j’ai cru qu’il m’était revenu sous la forme d’un spectre. C’est bien plus tard que j’ai compris qu’il n’était qu’une projection mentale de…
« Tu peux marquer que t’es fêlé, hein. C’est bon ça pour la reconstruction, se regarder en face. C’est comme qui dirait de la reconstruction faciale ».
Une projection mentale de mon défunt cousin dont la mort avait été pour moi un véritable choc psycho…
« Attends, tu te répètes et t’écris de la merde. Le lecteur sait déjà que je suis crevé, tu l’as dit juste avant. Y a plus de suspense. Elle est pourrie ta révélation.
— Ce n’est pas une révélation, c’est une figure de style.
— Ouais, eh ben ton style se casse la figure.
— Maeleg, tu commences à me taper sur le système. Arrête de balancer des vannes à chaque phrase. Qu’est-ce que tu as ce soir ? Laisse-moi tranquille. De toute manière, tu ne sais même pas écrire alors je ne vois pas pourquoi tu la ramènes.
— P’t-être que je ne sais pas écrire, Monsieur Emrys, mais je t’entends penser dans ta tête. Ça va pas du tout, on s’fait chier en lisant ton truc. Tes lecteurs vont croire que t’es une fiotte.
— Je t’ai dit qu’il n’y aura pas de lecteurs !
— Fiotte, fiotte, fiotte, fiotte ! » se moqua Maeleg. « Mon papa, ma maman, gna, gna, gna. On s’en fout, bordel ! Te laisse pas embarquer par ton psy à la con. Dis-toi que nous sommes des guerriers, Cousin. T’es un purain de guerrier ! Tu veux écrire ton histoire ? Alors, fais-le en grand. Commence par la gloire et par le sang. Celui des ennemis que tu as massacrés de tes propres mains. »
Comme apparu de nulle part, Chose fit un bond sur le bureau. De l’œil droit, il regarda son maître qui changeait de voix et d’attitude en dialoguant avec son alter ego imaginaire. L’œil gauche reflétait sa méfiance face à ces habituelles scènes dissociatives. En général, cela signifiait qu’il prenait un vilain coup. De crainte, il lâcha sur le secrétaire de Nicolas II une petite ribambelle de crottes nerveuses qu’il balaya d’une patte arrière. C’était raté, s’il souhaitait être discret.
« Ah ben, le v’là encore celui-là ! » s’interrompit Maeleg. « T’es toujours pas mort Tic et Tac ?
— Je voudrais bien que tu sois gentil avec lui », demanda Emrys. « Ce pauvre animal est aussi maudit que moi.
— Purain, avec tout ce qu’il se mange dans la gueule… J’comprends pas pourquoi y s’barre pas.
— J’ai cessé de me poser cette question il y a longtemps. Je t’avoue qu’il me manquerait s’il n’était plus là. Au moins, je sais qu’il existe.
— Mouais. Faudrait p’t’être penser à de l’orthoptie quand même, hein. J’ai l’impression qu’il a un œil qui va se détacher du nerf et lui tomber au fond du crâne. Tiens, c’est nouveau ça. Il danse maintenant ? »
Pendant plusieurs dizaines de secondes, le hamster fut pris de violentes convulsions avant de revenir à son tremblement naturel. Les deux personnalités d’Emrys se regardèrent et, d’un commun accord, l’ignorèrent.
Le grand bonhomme chercha un disque en se répondant à lui-même qu’il mettait la bande originale du film Gladiator. Il se félicita de son choix et se servit un premier verre de whisky, un généreux Caol Ila de 1981, prometteur d’une suite riche en saveurs.
Emrys se réinstalla à son bureau. Stylo en main, il tourna la tête et cracha par terre.
« Maeleg !
— C’est pas moi ! »
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